De l’instauration de l’état d’urgence par décret…
Les trois décrets adoptés samedi 14 novembre 2015 en Conseil des ministres s’inscrivent dans un cadre bien délimité : la loi du 3 avril 1955 instituant un état d’urgence.
La loi précise deux cas dans lesquels l’état d’urgence peut être décrété : soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant le caractère de calamité publique, la première hypothèse étant évidemment avérée depuis les attentats du 13 novembre 2015.
L’institution de l’état d’urgence implique la dévolution de pouvoirs spéciaux à deux personnes : le ministre de l’Intérieur et le préfet.
Le ministre peut seul, d’une part, assigner à résidence (mais au moins à proximité d’une agglomération et en assurant sa subsistance) toute personne résidant dans les zones concernées et dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics. Il peut, d’autre part, ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories.
Dans l’ensemble du territoire métropolitain, le préfet devient compétent pour interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures qu’il fixe par arrêté, instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé, enfin interdire le séjour dans le département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics.
Dans les zones concernées, ministre et préfet peuvent également ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion, voire interdire, même à titre général, les réunions « de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ».
Quiconque enfreint ces mesures encourt jusqu’à deux mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende.
Pour autant, l’état d’urgence s’insère dans l’Etat de droit. Le juge administratif contrôle l’action des autorités pendant l’état d’urgence. Ainsi, en 1985, le Conseil d’Etat s’est déclaré compétent pour examiner la légalité des mesures de police prises à l’encontre d’une manifestante, dans le cadre de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, en vérifiant que les autorités n’avaient pas commis d’erreur manifeste d’appréciation (CE, 29 juillet 1985, Mme D., req. n°68151).
Enfin, il ne faut pas confondre cet état d’urgence avec un autre régime d’exception : l’état de siège, créé sous la IIe République, par la loi du 9 août 1849 et intégré au Code de la défense depuis 2004. Cet « état de siège » dispose de points communs avec l’état d’urgence (décret en Conseil des ministres, prorogation par le Parlement, restrictions à l’exercice des libertés publiques). Mais sa particularité réside dans le transfert à l’autorité militaire des pouvoirs normalement exercés par l’autorité civile. Il ne s’applique qu’en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée et n’a jamais été utilisé sous la Ve République.
… à sa réforme par la loi
Le gouvernement a présenté en conseil des ministres le 18 novembre 2015 un projet de loi qui ne se contente pas de proroger l’état d’urgence au-delà du délai de douze jours, pour trois mois (soit potentiellement jusqu’au 26 février 2016), mais qui contient également une réforme du régime juridique de l’état d’urgence.
En premier lieu, les conditions de l’assignation à résidence sont modifiées. Elle pourra concerner « [toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » et non plus seulement celles « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Les lieux de l’assignation pourront être choisis en dehors de la commune où la personne assignée réside habituellement. Le ministre de l’intérieur pourra de surcroît obliger la personne à se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu’il détermine dans la limite de trois présentations par jour et à remettre son passeport ou tout document justificatif de son identité. Enfin, la personne pourra se voir prescrire par le ministre de l’intérieur une interdiction de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes, nommément désignées.
En deuxième lieu, le projet de loi prévoit la possibilité de dissoudre par décret en conseil des ministres les associations ou groupements de fait « qui, d’une part, participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public, ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent, et, d’autre part, qui comprennent en leur sein, ou parmi leurs relations habituelles, des personnes à l’encontre desquelles a été prise une mesure d’assignation à résidence ».
En troisième lieu, le projet aggrave les peines susceptibles d’être prononcées contre les personnes faisant obstacle à l’exécution des mesures prises, jusqu’à un maximum de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende en cas de violation de l’assignation à résidence.
Enfin, le projet de loi comporte des dispositions protectrices des droits des personnes. Il confirme le rôle du juge administratif dans le dispositif, compétent pour connaître de toute mesure administrative prise dans le cadre de l’état d’urgence (sous réserve de la découverte d’une infraction, qui fait basculer l’opération dans le seul champ judiciaire). Il précise les conditions des perquisitions administratives menées dans le cadre de la loi relative à l’état d’urgence, en limitant leur usage aux « circonstances où il existe des raisons sérieuses de penser que le lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » et en prévoyant l’information sans délai du procureur de la République ainsi que la rédaction d’un compte-rendu. Il supprime enfin la possibilité de prendre des mesures assurant le contrôle de la presse et des publications de toute nature, ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales.
L’Assemblée nationale examinera ce texte dès ce jeudi 19 novembre 2015.
Philippe BLUTEAU, Avocat au Barreau de Paris.