Smart city versus stupid village ?

24 novembre 2016

Il apparait d’abord que le déploiement de solutions numériques dans les petites villes et dans leurs territoires soulevait plusieurs paradoxes.

Les élus interrogés sont 80 % à déclarer que le numérique représente aujourd’hui une priorité. Mais ils ne voient pas très bien comment le digital peut améliorer les services ni quels nouveaux usages ils pourraient développer. Près de 40 %  d’entre eux déclarent qu’il existe « peut-être des solutions numériques susceptibles d’accompagner leurs priorités», mais ils ne sont pas capables de les identifier.

Autre paradoxe : les petites villes et leurs intercos possèdent une vision de la question assez largement dominée par l’aspect « infrastructure », et beaucoup moins par la dimension «  services ». 49 % des répondants ont estimé, de manière spontanée, que le très haut débit constituait un préalable au service… Dans la réalité, il faut nuancer. Le très haut débit apportera évidemment des fonctions plus étendues – notamment en matière d’objets connectés- mais la plupart des dispositifs peuvent se mettre en œuvre à partir de réseaux déjà existants.

 

Des solutions mises en place sans réelle stratégie globale

 

Si les petites villes et leurs EPCI déploient aujourd’hui des solutions numériques couvrant la plupart des domaines de compétences, on constate que ces dispositifs sont réalisés de façon aléatoire, au coup par coup et non sur la base d’une stratégie numérique d’ensemble qui aurait identifié des priorités.

L’élément déclencheur du processus peut avoir des origines variées :

  • l’initiative réussie d’une commune voisine par effet boule de neige,
  • la proposition d’un opérateur de service urbain ou d’un syndicat mixte, dans le cadre de la renégociation d’un contrat
  • l’annonce de mécanismes incitatifs initiés nationalement…

 

Distribution de l’eau : les compteurs intelligents prennent la relève

C’est dans le domaine de la télé-relève de l’eau que le niveau de connaissance des solutions par les collectivités semble le plus élevé. Environ 20 % des petites villes et EPCI disent connaître l’existence de systèmes de télé-relève du réseau d’eau. Et lorsqu’elles possèdent cette vision, elles sont alors plus de 80 % à mettre en œuvre des solutions nouvelles.

Un dispositif de comptage électronique à base de capteurs placés sur le réseau d’eau a ainsi été déployé par la CA du Pays de l’Or en 2012, puis par la CC de Vitry- Champagne ainsi que par celle du Pays de Landerneau, à chaque fois en partenariat avec le titulaire du marché. Les outils de connaissance des consommations d’eau visent en premier lieu à optimiser la ressource et à repérer d’éventuelles fuites beaucoup plus rapidement.

 

Déchets : internet des objets et redevance incitative

En matière de déchets, les dispositifs de télémesures (comptabiliser le nombre de bacs présentés) sont  les mieux identifiés par les EPCI et par les petites villes. Près de 35 % des collectivités interrogées perçoivent l’intérêt des solutions numériques dans ce domaine et parmi elles, un tiers ont déjà mis en place de tels systèmes.

Dans la CC de Freyming-Merlebach, le principe « 1 bac = 1 puce = 1 foyer » a permis la mise en place d’une redevance incitative variable en fonction de la fréquence de présentation des bacs poubelles par les habitants. Au démarrage, la collectivité s’est heurtée à quelques difficultés techniques donnant notamment lieu à des erreurs de facturation et suscitant une réticence de la part des bailleurs sociaux. Mais toutes semblent avoir été surmontées. Au final, cinq ans après le démarrage du projet, la CC a pu recenser tous les redevables, uniformiser la collecte et maîtriser ses coûts grâce à l’établissement de cette redevance à la levée. Un bilan financier de l’opération est en cours.

La CC de Caux-Vallée de Seine (en Seine-Maritime) a, elle, développé une solution de géolocalisation des camions poubelles via une application embarquée. Cela lui permet notamment de recenser tous les problèmes de défauts de collecte et d’optimiser la gestion.

 

Transports publics/stationnement : vers l’information en temps réel.

L’existence de dispositifs numériques embarqués dans les transports publics semble assez bien identifiée par la plupart des collectivités interrogées… Les systèmes de géolocalisation se retrouvent dans les réseaux de bus par exemple afin d’améliorer l’information des voyageurs. On peut citer, la mise en services en 2012 d’un système d’information multimodal par la CC du Pays de Lourdes. Le dispositif fournit en temps réel aux habitants des informations sur le réseau et permet aussi de vendre des titres de transport par carte électronique.

Autres expériences menées dans le domaine des transports : celle CC du Perche (Eure-et-Loire) qui a développé une plateforme de réservation par internet pour le transport à la demande. Le service fonctionne de façon souple et la fréquentation est en augmentation régulière (+ 52 % depuis sa création).

Parallèlement aux réseaux de transport public, le numérique s’installe aussi dans le domaine du stationnement. 36 % des collectivités interrogées ont répondu connaître l’existence de systèmes permettant d’informatiser la gestion des parkings, notamment à partir de capteurs qui détectent les places vides. La moitié de ce contingent a déjà déployé des systèmes de gestion automatiques des places de stationnement et des parkings.

Éclairage public : des économies d’énergie à la smart city.

La connaissance de solutions d’éclairage public intelligent commence aussi à s’étendre.

29 % des collectivités interrogées déclarent connaître les possibilités de modulation de l’éclairage à distance et parmi elles, 25 % le pratiquent.

C’est le cas par exemple à Saint-Omer (dans le Nord-Pas-de-Calais), à Tulle (en Corrèze) ou encore à Castelnaudary (en Midi Pyrénées).

Dans ce dernier cas, la ville a précisé qu’il s’agit de réduire la facture d’électricité publique, notamment en modulant la puissance ou en passant en LED, en fonction des zones.

À Tulle, les éclairages modulables à distance fonctionnent grâce à une « box » reliée au réseau de fibre de la ville. La ville développe aussi un réseau de Wifi public via les candélabres.

Enfin, Saint-Omer qui a à la fois installé un système d’éclairage intelligent, un réseau WIFI public, du mobilier connecté et des pavés de récupération énergétique explique, pour sa part, qu’il s’agit de s’inscrire dans une démarche de « smart city » et de montrer que c’est possible à l’échelle d’une petite agglomération. Elle note d’ailleurs la mobilisation des élus sur le sujet.

 

Bâtiments en quête d’efficacité énergétique

Sur la thématique d’économie d’énergie, quelques opérations d’efficacité énergétique sont initiées sur le parc de bâtiments publics. Il s’agit notamment de réduire les coûts de chauffage par un pilotage automatique à distance des chaudières. Ainsi la CC de Vitry-Champagne a lancé en 2014 un projet de pilotage centralisé pour la soixantaine de bâtiments publics qui composent son parc, avec l’installation de compteurs intelligents. Le dispositif permet par exemple de contrôler la consommation de chauffage et d’électricité de la Maison des Associations et de facturer chaque asso en fonction de sa consommation. Le coût global par bâtiment est estimé a environ 3 à 4 000 euros, ce qui reste raisonnable.

 

Environnement : gérer les risques

La gestion des risques n’est pas absente de la réflexion sur l’utilisation du numérique dans les collectivités. 50 % d’entre elles connaissent par exemple la télésurveillance des risques de crues et la moitié de ce nombre a déjà développé une solution de ce genre (soit 25 % de l’ensemble des collectivités interrogées), ce qui représente un niveau de développement relativement élevé.

La ville de Lourdes a élaboré des systèmes d’alerte automatisés dans le cadre de la prévention des risques de séismes et d’inondations avec le soutien de l’État et en lien avec Météo-France et les chercheurs de l’université de Pau. Un système numérique d’alerte des crues a été déployé.  Les informations et alertes peuvent être envoyées aux habitants par téléphone, via internet ou directement sur leur application mobile. La collectivité estime avoir constaté des effets positifs en termes de coordination des moyens de secours et de facilitation des évacuations. Selon elle, le dispositif a notamment permis de faciliter l’évacuation de 1 200 personnes lors des crues de juin 2013.

Les limites

Quels sont les freins qui limitent aujourd’hui l’utilisation de ces solutions.

Méconnaissance des solutions numériques

La première des causes relève d’une méconnaissance des solutions numériques existantes.

La stratégie sur le numérique reste aléatoire et opportuniste ; elle se construit dans une « approche métier » cloisonnée, sans lien avec les autres. Le numérique est enfoui, souvent réduit à sa dimension infrastructurelle et rarement pensé comme un outil de productivité ou d’efficacité.

Absence de visibilité sur le rapport coût-bénéfice des solutions

Autre catégorie de frein : la question du financement. Les craintes d’ordre budgétaire arrivent en tête des réponses des EPCI à la question « Quels sont selon vous les freins aux projets numériques que vous avez évoqués ? ». Outre la capacité d’investissement limitée, il existe des incertitudes sur les retours sur investissement qui restent assez méconnus.

En fait, si les collectivités semblent assez bien connaître le montant des investissements et les coûts d’exploitation, elles n’ont pas de vision claire sur les gains réellement apportés par le service mis en œuvre. Ceux-ci sont souvent évalués a posteriori.

 

Incertitudes sur l’interopérabilité des systèmes

Les freins de nature technologique arrivent ensuite. Avec notamment des incertitudes sur la compatibilité des technologies et d’éventuels problèmes d’interopérabilité. Les risques d’obsolescence rapide sont aussi évoqués.  Un exemple : la présence de modes de gestion ou de délégataires différents sur les réseaux d’eau peut freiner la mise en place de systèmes de télégestion. Ainsi la CC de Vitry- Champagne n’est parvenu à mettre en place la télégestion de son réseau d’eau que sur 32 des 35 communes, puisque trois d’entre elles relevaient d’un autre syndicat des eaux et d’un autre système.

 

Résistance au changement

La troisième grande catégorie de freins plus subjective et aléatoire est liée aux difficultés d’acceptabilité sociale. Le défaut de confiance de la part de la population, des agents ou des élus est un sujet assez souvent cité. « Convaincre les élus » et « difficulté d’intégrer le numérique dans le projet d’urbanisme » ont par exemple été cités comme freins dans le cadre du projet de mobilier connecté et d’éclairage intelligent à Saint-Omer. L’installation de bacs à puces pour la collecte des déchets dans la CC de Freyming-Merlebach (Moselle), s’est également heurtée à la « résistance des bailleurs sociaux ».

Déficit de compétences sur le numérique

Peu de petites villes et EPCI s’appuient sur une organisation spécifique autour du numérique. Le manque de structures et de compétences internes (ingénierie, exploitation, gestion de projet) est patent. Seuls 16 % des EPCI annoncent avoir élaboré une stratégie numérique, 14 % avoir créé une structure dédiée et 13 % avoir alloué un budget spécifique.

Seul 9 % des EPCI, ont dispensé une formation aux agents et élus. Les freins liés aux besoins en ingénierie et compétences internes sont ainsi régulièrement cités. Dans le projet d’éclairage intelligent mené à Castelnaudary, « le manque de compétence interne et la nécessité de recruter un ingénieur dans le développement durable » étaient par exemple évoqués dans la liste des principaux freins au projet.

La propriété des données toujours en question

Quelques craintes et incertitudes pour l’avenir sont aussi évoquées, notamment les risques de mainmise des opérateurs de services sur les données des usagers (personnelles ou non).

Une offre industrielle diversifiée, mais encore peu adaptée

De nombreuses industries ont désormais la capacité d’offrir des solutions numériques aux communes. Pour autant, dans les petites villes, la plupart n’adressent pas directement leur offre à la collectivité, mais se tournent plutôt vers les exploitants de services urbains.

Fournisseurs de solutions : trois familles

Alors on distingue trois grandes catégories d’entreprises qui peuvent aujourd’hui proposer des solutions numériques aux collectivités.

La première regroupe les opérateurs de télécoms fixes et mobiles. Leur métier de base consiste à transporter des données numériques via leurs infrastructures mais ces entreprises ont aujourd’hui la volonté de développer la fourniture d’applications numériques, notamment aux collectivités locales qui représentent sur ce secteur un potentiel de croissance non négligeable.

Les opérateurs de services urbains et environnementaux forment le deuxième groupe. Toutes ces entreprises offrent des services numériques aux collectivités. Elles jouent même un rôle moteur en étant souvent à l’initiative de la plupart des projets d’intégration numérique.

Moins proches des décideurs publics, les acteurs du numérique (éditeurs de logiciels par exemple) se lancent également dans l’offre numérique à destination des collectivités locales. Leur stratégie vise à proposer des solutions de gestion centralisée. Plus lourde, cette démarche cible cependant encore assez peu les villes de petite taille.

 

Des offres plutôt ciblées sur les villes moyennes et les grandes villes

Pour chaque service urbain (eau, transport, voirie et stationnement, éclairage public, gestion des déchets, prévention des risques), les collectivités peuvent piocher des offres dans chacune des grandes catégories d’opérateurs. De fait, une commune qui rechercherait des dispositifs numériques dans le domaine des transports urbains pourrait s’adresser aussi bien à un exploitant qu’à un opérateur de téléphonie ou à un acteur du numérique. Si l’on prend quelques autres secteurs, comme par exemple celui de la gestion des déchets, c’est la même chose.

Seul inconvénient – et il est lourd de conséquences – si l’offre de solutions numériques existe bien, elle ne semble pas encore être suffisamment adaptée aux petites communes. Les industriels semblent moins intéressés par ce marché que par celui des métropoles et des grandes agglomérations. Parmi le panel d’acteurs industriels interrogés, plus de 70 % reconnaissent cibler principalement les villes moyennes et grandes (dont 30% en priorité les grandes métropoles), 22 % ciblent l’ensemble des villes quelle que soit leur taille et  seulement 7 %font des petites villes, leur cœur de cible.

Un opérateur explique par exemple : « Notre service étant basé sur un pourcentage de la transaction, l’offre est focalisée sur les gros volumes » … Ainsi pour la plupart des industriels, la barre se situe autour de 50 000, voire 100 000 habitants. En-deçà, les coûts d’investissement et surtout de conquête commerciale apparaissent trop élevés au regard des retombées attendues en terme de rémunération et de visibilité.

 

Les opérateurs de services urbains demeurent une des clés

Au final, les solutions numériques, lorsqu’elles atteignent les petites villes et EPCI, leur parviennent souvent par des voies détournées. Pour les petites villes, les industriels vont en effet s’adresser prioritairement aux exploitants de services publics, ou encore aux syndicats locaux de mutualisation (électricité, eau, etc.).

Les industriels du numérique pourront, via la structure intermédiaire, toucher une clientèle beaucoup plus large et réaliser des économies d’échelle. La collaboration ancienne entre les collectivités et les opérateurs de services urbains (électricité, eau, collecte des déchets…) leur assure un accès simplifié aux élus, ainsi qu’une bonne connaissance des procédures d’achat publics. Autant d’atouts fortement appréciés par les « nouveaux » opérateurs de solutions numériques. Je cite un acteur du numérique intérrogé qui disait : « Étant donné notre taille (start-up), nous passons par les industriels déjà installés…».

 

Les facteurs clés de la modernisation et de l’innovation

 

Connaissant les attentes mais aussi les freins vis-à-vis du numérique, quelles actions mener pour accompagner la modernisation des petites villes ? Sur la base de cette analyse, six chantiers ont pu être dégagés.

1. Encourager les petites collectivités à adopter une stratégie numérique globale

Pour les accompagner, des guides méthodologiques ou encore des kits de mesure d’impacts du numérique pourraient être mis à leur disposition. Il est également bénéfique que les petites villes disposent de sources d’informations régulières sur les évolutions réglementaires et les nouvelles solutions numériques pouvant y répondre… C’est ce qu’on s’efforce de faire à l’APVF…

2. Diffuser les dispositifs d’aide au financement

Les petites villes, le plus souvent, ne connaissent pas ou pas suffisamment les dispositifs de soutien financier ; ou alors, elles ne disposent pas des compétences pour les solliciter. Il faut les aider à identifier les fonds en faveur du développement numérique (par exemple européens) auxquelles elles peuvent prétendre.

3. Mutualiser l’information et les achats

Il est fondamental pour les collectivités de pouvoir mesurer l’ampleur des coûts, mais aussi le retour sur investissement. Pour cela, il conviendrait que les collectivités puissent disposer d’études de référence sorte de bilans financiers, économiques et sociaux du numérique au service des politiques publiques.

Mutualiser constitue une autre réponse aux problèmes de financement. La mutualisation peut se situer à différents niveaux : ingénierie et conception, achat, exploitation, financement, etc. Les collectivités pourraient ainsi partager leurs expériences passées, mais aussi lancer des procédures d’achats publics ou d’appels à projet communes, etc.

4. Améliorer les compétences internes

On l’a vu, le déficit de connaissance des élus et décideurs locaux des solutions numérique représente un frein important. À peine 50 % d’entre eux connaissent les solutions susceptibles de répondre à leurs attentes en termes de service. Parfois la solution est déjà en place, mais ignorée des décideurs car intégrée aux prestations des exploitants. Il est donc indispensable d’assurer d’une part l’information des élus et de former en parallèle des cadres et agents pour concevoir et piloter les nouveaux services issus du numérique.

5. Assurer l’interopérabilité entre solutions

Les dispositifs numériques existant ont souvent été déployés de façon fragmentée, au fur et à mesure des besoins des collectivités. Cela génère un effet d’empilement souvent couteux et inefficace. Il s’agit donc de favoriser l’interopérabilité des solutions et développer des règles de standardisation et de normalisation.

6. Assurer la confiance des utilisateurs

La collectivité qui va se retrouver au cœur de la collecte de données doit jouer un rôle de tiers de confiance par rapport à l’usager. Or les petites villes sont et aujourd’hui démunies et à l’écart de ce chantier qui ne se résume d’ailleurs pas à la seule question de l’ouverture des données mais bien à la manière dont ces données sont à la fois accessibles et réutilisées.